Mieux Vivre Sans Tabac

Centre Hospitalier de Meaux:  le 18 mai 1999 à 12H30: Conférence du Pr François LEBARGY, Pneumologue 



 
Le Docteur François BLANCHON (Pdt de MVST)
accueille le Professeur François LEBARGY (à droite)
chef du Service de pneumologie du CHU de Reims

La dépendance nicotinique

F. Lebargy

Département des maladies respiratoires et allergiques.
CHU Maison Blanche 51092 Reims

Plan

· La nicotine

· La nicotine est elle une substance addictive?

· Les propriétés psycho-actives
· Le comportement d'auto-administration

· Nicotine et récompense cérébrale

· bases anatomiques du système de récompense cérébrale
· action de la nicotine sur la récompense cérébrale

· Les mécanismes de la dépendance tabagique. Conséquences sur les comportements
 des fumeurs

· La génétique de la dépendance nicotinique

· Applications thérapeutiques

Introduction.

Les traitements substitutifs nicotiniques sont largement utilisés dans l'aide au sevrage tabagique.Cependant la fréquence des échecs conduit à douter de leur efficacité et du concept même de la dépendance pharmacologique à la nicotine. Cette mise au point a pour objectif de rappeler les bases neurophysiologiques de la dépendance nicotinique et les conséquences thérapeutiques que l'on peut en déduire.

La nicotine

La nicotine est le principal alcaloïde du tabac (10 à 20 mg/g de feuille de tabac sèché). La combustion incomplète du tabac conduit à la production de fumée dont la phase particulaire contient des goudrons sur lesquels est adsorbée la nicotine. Líinhalation de fumée entraine líabsorption de la nicotine par voie alvéolaire. Elle passe immédiatement dans la circulation systémique et atteint le cerveau en moins de 7 secondes pour y exercer ses propriétés psycho-actives. Le pic de nicotinémie, mesuré après consommation d'une cigarette, atteint 50 à 70 ng/ml, tandis que la nicotinémie résiduelle entre les cigarettes est en moyenne de 10 à 20 ng/ml chez le fumeur régulier (1).

La nicotine est-elle une substance addictive?

Une substance est considérée comme addictive lorsquíelle possède des propriétés psycho-stimulantes et quíelle est capable díinduire un comportement dirigé vers sa recherche et sa consommation répétitive et compulsive. Sur la base de nombreuses études expérimentales, le Surgeon General a publié en 1988 un rapport affirmant que la nicotine était une substance addictive, et responsable de la dépendance tabagique (2).
Toutefois, les propriétés psychoactives de la nicotine sont encore líobjet de controverses. Dans une revue récente de la littérature, Heishman constate que la plupart des études publiées utilisent une méthodologie défectueuse (petits effectifs, absence de groupes placebo, absence de dosage de nicotine sérique couplé aux tests psychométriques). Les études bien conduites au plan méthodologique démontrent, cependant, la capacité de la nicotine à corriger les troubles cognitifs (attention, mémoire, apprentissage) induits par le sevrage chez les fumeurs. En revanche la nicotine ne parait pas améliorer les fonctions cognitives chez les sujets non fumeurs ou chez les fumeurs non abstinents (3).
Les propriétés addictives de la nicotine sont mieux documentées par les expériences animales d'auto-administration. Le principe consiste à implanter dans une veine un cathéter relié à un réservoir de nicotine. L'animal peut ainsi déclencher l'injection d'une dose de nicotine par appui sur un levier. La répétition fréquente et spontanée de ces injections définit le comportement d'auto-administration. Les expériences conduites chez le singe démontrent la possibilité de déclencher un tel comportement avec la nicotine. Ce comportement d' auto-administration est aboli lorsque la nicotine est remplacée par du sérum physiologique ou associée à la mécamylamine (antagoniste nicotinique) (4) .
 

Nicotine et activation de la récompense cérébrale

1) Les bases anatomiques de la récompense cérébrale :

Le concept de système de récompense cérébrale dérive des travaux de Olds et Minner en 1956 qui avaient induit chez l'animal un comportement d'auto-stimulation après implantation d'électrodes intracérébrales. Ultérieurement, les zones cérébrales nécessaires au comportement d'autostimulation et impliquées dans la récompense cérébrale ont été identifiées. Il s'agit principalement des voies dopaminergiques mésolimbiques et mésocorticales. Elles comprennent :
- l'aire tegmentale ventrale mésencéphalique (aire A10), contenant les corps cellulaires des neurones dopaminergiques qui se projettent vers le système limbique et les cortex préfrontal et cingulaire
- le système limbique constitué par un ensemble de structures formant un anneau (ou limbe) autour du tronc cérébral juste au dessous du cortex cérébral. Il comporte le noyau accumbens (correspondant chez l'homme au striatum ventral), le septum, l'amygdale, les tubercules et le cortex olfactif.

Tous ces noyaux participent à la formation du système de récompense cérébrale dont l'activation est déclenchée par la libération de dopamine. La destruction des fibres dopaminergiques ou de ces différents noyaux entraine, chez l'animal, la disparition du comportement d'auto-administration.

2) Action de la nicotine sur le système de récompense

De nombreuses substances exercent leur effet addictif en interférant avec le système de récompense cérébrale. Ainsi, les amphétamines facilitent la libération de dopamine par les fibres dopaminergiques alors que la cocaïne bloque sa recapture synaptique. Dans les deux cas, le résultat est une augmentation de la concentration synaptique de dopamine et l'activation du système de récompense cérébrale

La nicotine interfère avec le système de récompense cérébrale par l'intermédiaire de récepteurs nicotiniques distribués sur les voies dopaminergiques (5). Les expérimentations animales utilisant les techniques de microdialyse cérébrale ont montré que l'administration d'une dose unique de nicotine entrainait une augmentation de la dopamine intracérébrale. Cet effet peut être bloqué par un antagoniste nicotinique ou dopaminergique. Ces résultats suggèrent que les effets renforçants de la nicotine s'exercent par l'activation du système de récompense via les récepteurs nicotiniques (6-7)

A l'inverse, la stimulation prolongée des récepteurs nicotiniques cérébraux par injection sous-cutanée répétée de nicotine entraîne une désensibilisation des récepteurs cérébraux avec pour conséquence leur blocage fonctionnel. Ainsi, la libération de dopamine induite par injection d'un bolus de nicotine est fortement diminuée chez les animaux ayant eu une exposition chronique préalable à la nicotine. Ce phénomène de désensibilisation pourrait être responsable de l'augmentation du nombre des récepteurs nicotiniques cérébraux observée chez les animaux recevant un traitement prolongé par la nicotine (8) ou chez les fumeurs réguliers (9). Cette augmentation du nombre de récepteurs constitue un phénomène de neuro-adaptation visant à compenser la désensibilisation du récepteur.

Les mécanismes de la dépendance tabagique. Conséquences sur les comportements des fumeurs

Les résultats en apparence contradictoires des effets aigus et chroniques de la nicotine sur la libération de dopamine dans la voie mésolimbique témoignent de la complexité de la dépendance.
La désensibilisation, phénomène transitoire extrêmement bref, n'est pas incompatible avec la stimulation du système de récompense cérébrale. La resensibilisation partielle des récepteurs et l'augmentation de leur nombre permettrait de compenser le déficit fonctionnel et maintenir les effets renforçants de la nicotine. Une catégorie de fumeurs bénéficierait de manière prédominante des effets renforçants de la nicotine favorisés par une ascenscion très rapide de la nicotinémie . Ces "chercheurs de pic" ont des taux résiduels de nicotine faibles et des scores de dépendance modérés.
A l'inverse, une seconde catégorie de fumeurs cherche à maintenir une nicotinémie à un niveau constant au dessous duquel apparaît un syndrome de manque. Ce groupe est constitué de fumeurs fortement dépendants dont le tabagisme est caractérisé par des délais brefs entre les cigarettes. Les pics de nicotinémie sont moins marqués que dans le groupe des chercheurs de pic et sans doute moins efficaces sur l'activation du système de récompense. La chute de la nicotinémie semble constituer la motivation principale à fumer dans ce groupe (10) Les deux mécanismes ne sont pas exclusifs chez un même patient (11).
Ces différences de comportement entre les fumeurs pourraient être liées à des facteurs constitutionnels génétiquement déterminés.

La génétique de la dépendance

Plusieurs études expérimentales ou épidémiologiques suggèrent un déterminisme génétique de la dépendance à la nicotine (12). Cependant, líinterprétation de ces études est rendue difficile par líinterférence de facteurs environnementaux, en particulier líexemple du tabagisme familial qui exerce une très forte influence sur le comportement de líadolescent (13). Le déterminisme génétique pourrait síexercer à plusieurs niveaux.

1) La génétique de la tolérance : après une phase díinitiation, la poursuite du tabagisme serait le résultat díun subtil équilibre entre les effets renforçants positifs de la nicotine et ses effets adverses. En cas de tolérance, les effets adverses disparaissent rapidement et seuls les effets renforçants de la nicotine persistent, expliquant la poursuite du tabagisme. En revanche, chez certains sujets les effets adverses se reproduisent et entrainent, en líabsence de tolérance, líinterruption précoce du tabagisme (14). Le degré de tolérance à la nicotine paraît génétiquement déterminé chez líanimal et pourrait expliquer en partie la prédisposition individuelle au tabagisme

2) La génétique du métabolisme de la nicotine : au plan pharmacologique, seule la (-) nicotine non métabolisée possède des propriétés psycho-actives. Aussi, toute modification de son métabolisme devrait en théorie influencer sa capacité à induire une dépendance pharmacologique Physiologiquement, la nicotine est métabolisée en cotinine par le cytochrome CYP2A6 dont on connait le polymorphisme génétique. 3 allèles codant pour cette enzyme ont été identifiés: 1 allèle sauvage et 2 allèles nuls ou inactifs. Une étude récente a démontré que parmi les sujets dépendants à la nicotine, les hétérozygotes ou homozygotes pour les allèles inactifs avaient une consommation de cigarette plus faible que les sujets porteurs des deux allèles sauvages (15). Cette observation pourrait également avoir des conséqueces dans líadaptation posologique du traitement substitutif.

3) Le contrôle génétique du système de récompense cérébrale: de même il existe un polymorphisme génétique de récepteurs nicotiniques et dopaminergique participant au système de récompense cérébrale. Ainsi 2 allèles (A1 et A2) du récepteur dopaminergique D2 ont été identifiés. Il a été montré que líallèle A1 était surreprésenté chez les sujets ayant une dépendance à líalcool et/ou à la nicotine (16).

Líensemble de ces données récentes confortent la notion díune prédisposition génétique de la dépendance aux substances addictives.

Applications thérapeutiques

Actuellement, le traitement substitutif par la nicotine constitue le traitements de référence du sevrage tabagique, malgré son faible taux de  succès (20 à 25% d'abstinents à 12 mois) (17).
La cause des rechutes précoces est souvent liée au mauvais contrôle du syndrome de manque par adaptation posologique insuffisante. C'est souligner l'intérêt de la mesure de la nicotine ou de ses métabolites lors des traitement substitutifs. Les traitements doivent tenir compte également des comportements ("chercheurs de pic" ou "mainteneurs de nicotinémie"). Ainsi le spray nasal ou la gomme permettent d'obtenir des pics de nicotinémie comparables à ceux observés chez les fumeurs. L'association de timbres et de gommes semble donner de meilleurs résultats du fait d'une meilleure pharmacocinétique de la nicotine calquée sur celle du fumeur.
Toutefois l'utilisation prolongée de nicotine maintient la désensibilisation du récepteur et pourrait ainsi pérénniser le phénomène de dépendance, à l'origine des rechutes à l'arrêt des traitements substitutifs. De nouvelles thérapeutiques (association d'agonistes et d'antagonistes, antagonistes dopaminergiques) sont en cours d'évaluation.

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Références

1. Benowitz N. Pharmacologic aspect of cigarette smoking and nicotine addiction. N Engl J Med. 1988. 319: 1318-1330.

2. US Department of Health and Human Services, Pubic Health Service 1988. The health consequences of smoking : Nicotine Addiction : a report of the Surgeon General. US Government Printing Office, Washington, DC. DHHS Publication N°(CDC) 88-8406.

3. Heishman S, Taylor R, Henningfield J. Nicotine and smoking : a review of effects on human performance. Exper. Clin. Psychopharmacol. 1994; 2: 345-395.

4. Goldberg S Spealman R, Goldberg D. Persistent behavior at high rates maintained by intravenous self-administration of nicotinre . Science .1981; 214: 573-575.

5. Clarke P, Pert A. Autoradiographic evidence for nicotine receptors on nigrostriatal and mesolimbic dopamine neurons. Brain Res. 1985, 348: 355-358.

6. Corrigal W, Coen K. Selective dopamine antagonists reduce nicotine self administraton . Psychopharmacology. 1991; 104: 171-176.

7. Corrigal W, Franklin K, Coen K, Clarke p; The mesolimbic dopamine system is implicated in the reinforcing effects of nicotine. Psychopharmacology. 1992; 107: 285-289.

8. Schwartz R, Kellar K. Nicotinic cholinergic receptor binding sites in the brain: regulation in vivo. Science . 1983; 220: 214-216.

9. Benwell M, Balfour D, Anderson J. Evidence that smoking increases the density of nicotine binding sites in human brain. J Neurochem. 1988, 50: 1243-1247.

10. Russel M. Nicotine intake and its control over smoking. In nicotine psychopharmacology: molecular, cellular, behavioural aspects. Oxford Scientific Publications. 1990: 374-418.

11. Balfour D. Neural mechanisms underlying nicotine dependence. Addiction 1994; 89: 1419-1423.

12. Carmelli D, Swan G, Robinette D, Fabsitz R. Genetic influence on smoking: a study of male twin. N. Engl. J. Med . 1992; 327: 829-33

13. Austin M, Newman B. Genetic influence on smoking. N. Engl J. Med. 1993. 328: 353-4

14. Pomerleau O. Individual differences in sensitivity to nicotine: implications for genetic research on nicotinedependance . Behavior genetics 1995; 25: 161-177

15. Pianezza M, Sellers E, Tyndale R. Nicotine metabolism defect reduces smoking. Nature. 1998;:750-1

16. Noble E, St.Jeor ST, Syndulko K, St.Jeor SC, Fitch R, Brunner L, Sparkes R. D2 dopamine receptor gene and cigarette smoking : a reward geneÝ? Medical hypothesis. 1994; 42: 257-260

17. Silagy C, Mant D, Fowler G, Lodge M. Méta-analysis on efficacy of nicotine replacement therapies in smoking cessation. Lancet 1994; 343: 139-142


Pour tout renseignement complémentaire, merci de contacter directement l'auteur (Pr F. LEBARGY).


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